Kafka et la poupée perdue

Franz KAFKA a imaginé une façon originale de réconforter une petite fille par la puissance de l’imagination. Pour elle seule, il a créé sa dernière nouvelle sous forme de lettres qui ne furent jamais publiées.

Kafka et la poupée perdue

Se sachant condamné et vivant les derniers mois de sa vie, Franz Kafka, alors âgé de 40 ans, se promène les après-midis au parc, avec son amie Dora. Ils croisent un jour une fillette qui pleure toutes les larmes de son cœur. Kafka lui demande ce qui ne va pas, et elle lui répond qu’elle a perdu sa poupée.

Immédiatement, il invente une histoire pour expliquer ce qui s’est passé : – Ta poupée est partie en voyage. – Comment vous le savez-vous ? – Parce qu’elle m‘a écrit une lettre.

L’enfant paraît méfiante : – Vous l’avez sur vous ? – Non, je regrette, je l’ai laissée chez moi par erreur, mais je l’apporterai demain.

Il est si convaincant que la gamine ne sait plus que penser. Serait-il possible que cet homme mystérieux dise la vérité ?

Le voyage de la poupée

Kafka rentre droit chez lui pour écrire la lettre. Il s’assied à sa table de travail et Dora le regarde écrire avec le même sérieux, la même tension que lorsqu’il compose ses propres œuvres. Il n’a pas l’intention de flouer la petite fille. Ce qu’il fait là, c’est un vrai travail littéraire, et il est décidé à le faire au mieux pour compenser la perte de la fillette par une réalité différente, fausse, sans doute, mais véridique et vraisemblable selon les lois de la fiction.

Le lendemain, Kafka retourne au parc avec la lettre. La petite fille l’attend et, comme elle n’a pas encore appris à lire, il lui lit la lettre : La poupée est désolée, mais elle en avait assez de vivre tout le temps avec les mêmes gens. Elle a eu besoin de s’en aller voir le monde, de se faire de nouveaux amis. Elle aime toujours la petite fille, mais elle avait très envie de changer d’air et il faut donc qu’elles se séparent pour quelque temps. La poupée promet alors d’écrire à la fillette tous les jours pour la tenir au courant de ses activités.

Après s’être donné la peine d’écrire cette première lettre, Kafka s’est maintenant engagé à en écrire une nouvelle chaque jour, sans autre raison que la consolation de la fillette rencontrée par hasard, un après-midi, dans un parc. Ce brillant écrivain sacrifie son temps, de plus en plus précieux et compté, à composer les lettres imaginaires d’une poupée perdue, rédigeant chaque phrase avec une extrême attention au détail, dans un style précis et drôle.

Et tous les jours pendant trois semaines, il va au parc lire une nouvelle lettre à l’enfant : La poupée grandit, va à l’école, se fait de nouvelles connaissances. Elle continue à assurer la fillette de son amour, mais elle fait allusion à certaines complications dans sa vie qui lui rendent impossible le retour à la maison.

Petit à petit, Kafka prépare la fillette au moment où sa poupée disparaîtra à jamais de son existence. Il s’efforce d’arriver à un dénouement satisfaisant, craignant que le charme magique se brise. Finalement, il décide de marier la poupée. Il décrit le jeune homme dont elle tombe amoureuse, la célébration des fiançailles, le mariage à la campagne, jusqu’à la maison où la poupée et son mari vivent désormais. Et enfin, à la dernière ligne, la poupée fait ses adieux à sa vieille et chère amie.

A ce moment-là, la poupée ne manque plus à la petite fille. Kafka lui a donné autre chose à la place. Et au bout de ces trois semaines, les lettres l’ont guérie de son chagrin en lui permettant de vivre dans le monde de son imagination.

Les bienfaits de l’univers intérieur

Sans faire ici la critique ou l’apologie du mensonge (si on pense au père Noël et à tous les contes et légendes), on peut se demander pourquoi ce grand penseur, sachant ses jours comptés, s’est donné le mal d’écrire toutes ces lettres pour une petite fille qu’il ne connaissait pas.

Lui aussi ne faisait-il pas ses adieux  ?

Face aux multiples renoncements qui jalonnent l’existence, cette métaphore du voyage nous permet de déduire que Kafka avait compris les bienfaits de la pensée et de l’imagination pour soulager les bleus du corps et de l’âme. Il connaissait la richesse de l’univers intérieur.

Le voyage du nain de jardin

Nain Amélie Poulain

Bien des années plus tard, le nain de jardin d’Amélie Poulain ne s’est-il pas inspiré de la poupée de Kafka pour secouer le Papa de sa torpeur, après la mort de sa femme ? Dommage que tant de vilains lutins aient voulu l’imiter pour s’amuser aux dépends de leurs voisins…

 

Références :

Brooklyn Follies (Paul Auster) – Ed. Acte Sud

Quelques citations de Franz Kafka :

  • L’esprit n’est pas libre tant qu’il n’a pas lâché prise.
  • Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles qui s’emparent du regard. Elles inondent la conscience.
  • Pour atteindre à la grandeur, l’homme doit passer par sa petitesse,
  • L’art est une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne.

http://www.babelio.com/auteur/Franz-Kafka/1975

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